Politique culturelle du Québec. Mieux gérer notre territoire : le patrimoine pour contrer la banalité

Cette chronique Point de mire du numéro Été 2016 du magazine Continuité exprime les enjeux structurants du mémoire déposé par Action patrimoine en vue du renouvellement de la Politique culturelle du Québec. Les points de vue, inquiétudes et recommandations inscrits dans ce mémoire sont partagés par un total de 27 experts combinant des dizaines d’années d’expérience et de connaissances du patrimoine bâti et de l’aménagement du territoire.

Pourquoi le patrimoine?

Véronique Côté écrit, dans La vie habitable : « La face des villes se formate, s’écrase, s’enlaidit. Nous devons déployer de plus en plus d’énergie pour permettre à nos imaginaires de s’élever au-dessus de tout ça, d’inventer de meilleures façons de cohabiter. L’envol se complexifie, la pensée devient lourde, les sourcils restent froncés. Et tout ça manque de beauté. De douceur. De savoir-vivre. »

 

Pourquoi le patrimoine ? Comme nous le dit si bien Véronique Côté : pour la beauté, pour le savoir-vivre, pour la poésie. Parce que le « manque flagrant d’une réflexion collective, d’une vision d’ensemble dans notre façon de penser et d’occuper le territoire nous condamne à la morosité générale ».

 

Le renouvellement de la politique culturelle du Québec est une occasion de se questionner à nouveau sur la place du patrimoine bâti et des paysages culturels ainsi que sur les liens qu’ils entretiennent avec notre culture, mais aussi et surtout avec l’aménagement de notre territoire.

 

En tant que professionnels de la relève et d’horizons différents, administrateurs et collaborateurs d’Action patrimoine, nous profitons de cette chronique Point de mire pour exprimer les enjeux structurants du mémoire déposé pour l’occasion. Un document bien formel, peut-être dénué de poésie, mais qui vise à inclure davantage celle-ci dans notre rapport à notre territoire, nos paysages et notre histoire.

 

Action patrimoine présente dans son mémoire quatre grands enjeux en ce qui a trait au patrimoine bâti, aux paysages culturels et à l’aménagement du territoire : la vision, le discours, le temps et la structure. Ces enjeux ont été soulevés dans le cadre de rencontres et de discussions rassemblant un total de 27 experts dans le domaine, parmi lesquels on trouve les membres de la Table de concertation des acteurs nationaux en patrimoine bâti.

La vision

La vision est le véritable phare qui oriente toute décision et permet des solutions durables. Elle est essentielle à l’élaboration de toute politique et, par extension, à l’adoption de stratégies et d’outils appropriés à la mise en œuvre de celle-ci.

 

Il est donc impératif, dans un premier temps, de s’entendre sur la définition de l’objet sur lequel porte cette vision. Le milieu bâti québécois incarne l’histoire du Québec et est une manifestation tangible de sa culture. En tant que trace de ce vécu sur un territoire qui lui est spécifique, le patrimoine bâti est un vecteur de l’identité québécoise. Le concept même de patrimoine a évolué avec le temps, s’appliquant d’abord aux monuments historiques puis aux témoins architecturaux de l’histoire sociopolitique d’un territoire jusqu’à inclure les paysages. Le patrimoine peut ainsi désigner des ensembles organisés d’échelles diverses, tels que les tissus urbains, les villes et les villages, les structures territoriales et les sites qui forment les paysages culturels. Il a fini par englober une variété d’éléments qui nécessitent l’actualisation de sa gestion. Cette réalité oblige à considérer bien plus que l’histoire du lieu ou de l’événement auquel se réfère un monument et, par le fait même, à mobiliser de multiples champs d’intérêt, compétences et secteurs d’activité.

 

Pour être véritablement motrice et donner lieu à des solutions innovantes et durables, cette vision doit être partagée par les différents ministères et organismes publics et parapublics responsables. Propriétaires de bâtiments et acteurs importants de l’aménagement du territoire, les ministères des Affaires municipales et de l’Occupation du territoire, des Transports, de la Mobilité durable et de l’Électrification des transports, de la Santé et des Services sociaux, de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur ainsi que la Société québécoise des infrastructures ont tous des responsabilités quant à la gestion du patrimoine québécois. Les décisions qu’ils sont appelés à prendre doivent refléter la vision gouvernementale et être cohérentes d’une institution à l’autre. Agir dans le cadre d’une vision claire et commune repousse non seulement le réflexe de l’attentisme et de la réactivité, mais permet la réalisation de projets viables et pérennes.

Le discours

Le discours s’inscrit dans l’extension de la vision. En effet, une fois qu’une vision claire et cohérente a été définie et que le patrimoine est considéré comme une priorité, il reste à faire valoir les retombées positives de celui-ci dans le discours quotidien.

 

Trop souvent, sous le couvert d’un discours propatrimoine, des compromis et des solutions de rechange, tels la commémoration, le façadisme ou même l’insertion d’artéfacts à même les projets de remplacement, permettent de justifier la démolition de bâtiments d’intérêt. On utilise des arguments comme le coût trop élevé de la mise aux normes d’un bâtiment, la contamination d’un édifice, la main-d’œuvre inexistante et le manque de mobilisation citoyenne sans avoir étudié toutes les options ni avoir fait ressortir toutes les nuances nécessaires pour justifier, au moyen d’une solide connaissance de la situation, la disparition d’un patrimoine. Pourtant, il suffirait de mettre en avant la valeur économique et sociale de sa sauvegarde. Sans compter qu’il existe un monde de possibilités entre la préservation intégrale et la démolition complète d’un bâtiment. Voir le patrimoine autrement, en parler différemment et modifier notre façon de mener les projets serviraient bien davantage la protection et la valorisation du patrimoine québécois. Le recours à des experts en patrimoine (urbanistes, aménagistes, architectes, etc.) apporterait également une aide précieuse en ce sens.

 

Ainsi, nous considérons que la valorisation d’une culture de la prévoyance et de l’entretien du patrimoine donnerait lieu à des solutions économiquement viables et bénéfiques. Afin de favoriser ce discours et d’encourager la mobilisation citoyenne, nous pensons qu’il est important de mettre en avant une transparence quant aux processus et aux études disponibles de la part des élus municipaux et des autres instances gouvernementales. En ce moment, force est de constater qu’une opacité règne au détriment de la mobilisation citoyenne et de la pérennisation des biens patrimoniaux.

Le temps

En l’absence d’une vision claire en matière de patrimoine, nous sommes présentement dans une gestion que l’on pourrait qualifier de « pompier ». C’est-à-dire que, lors de l’élaboration d’un projet, la question du patrimoine est souvent traitée à la dernière minute, et de manière expéditive. Elle est vue, la plupart du temps, comme un obstacle qu’il faut surpasser le plus rapidement possible et non pas comme une plus-value apportée au projet, voire un levier de développement économique et social.

 

Notre patrimoine n’est pas seulement un legs culturel abstrait et sans ancrage spatial : il est un élément structurant du tissu urbain et de la forme du territoire. C’est pourquoi les projets doivent être évalués en fonction de leur apport à la qualité globale du cadre bâti et des espaces publics et, par extension, à la qualité globale et à la richesse de nos milieux de vie. Cette évaluation doit reposer sur une bonne connaissance du territoire permettant que l’on se donne des critères objectifs d’analyse et, ainsi, que l’on porte un jugement éclairé en fonction du contexte particulier de chaque situation.

 

Tout au long du processus qui précède la réalisation d’un projet, l’information et la consultation publique sont indispensables, puisqu’elles contribuent largement à une meilleure inscription du projet dans son environnement et à son acceptation sociale. Une telle démarche impliquant une connaissance du territoire et une participation citoyenne dans une logique d’intérêt collectif n’est en aucun cas réalisable en situation d’urgence, où nous avons souvent le sentiment que les dés sont jetés d’avance.

La structure

Du fait de l’évolution de la définition du patrimoine, on note un nombre croissant d’intervenants dans ce domaine. Ainsi, au Québec, on compte au moins sept niveaux d’acteurs, des promoteurs jusqu’aux citoyens en passant par l’État et les municipalités locales, qui ont un rôle essentiel à jouer dans la préservation du patrimoine bâti et des paysages culturels.

 

À l’heure actuelle, on ne peut que constater la confusion qui entoure le rôle précis de chacun, notamment en matière de protection du patrimoine. Qui fait quoi ? Comment ? Et dans quel but ? Dans cet ordre d’idées, une réflexion doit avoir lieu quant à la clarification des rôles de chacun, et ce, dans une logique à long terme.

 

La définition des rôles et des mécanismes d’application étant floue, chaque acteur concerné peut, d’une façon ou d’une autre, se déresponsabiliser. Par exemple, certains élus municipaux déclarent qu’il n’est pas de leur responsabilité de sauver le patrimoine et s’en remettent au gouvernement provincial en lui demandant des classements. Or, les bâtiments réputés d’intérêt à l’échelle municipale ou régionale ne sont pas considérés comme tels au provincial et, donc, ne peuvent être classés. Quant aux propriétaires d’immeubles patrimoniaux, ils se retrouvent souvent démunis, sans incitatifs ni outils clairs pour valoriser leurs biens. À ce titre, la Maison Boileau, à Chambly, menacée de démolition alors que tous se renvoient la responsabilité de sa sauvegarde, est un exemple frappant d’un scénario qui se répète.

 

À cette situation s’ajoute une utilisation généralement peu créative des lois et des outils réglementaires qui, pourtant, donnent tout ce qu’il faut aux municipalités pour agir. La multiplication des lois traitant, de près ou de loin, de la question patrimoniale, avec, d’une part, la Loi sur le patrimoine culturel et, d’autre part, la Loi sur l’aménagement du territoire et l’urbanisme, sans parler de la législation sur le développement durable et la protection du patrimoine agricole, n’aide pas à faire émerger une vision claire. Les modalités d’application de ces différentes lois ont pour résultante que l’on n’agit pas toujours de façon cohérente et efficace au regard des objectifs fixés.

 

Le pacte fiscal entre le gouvernement et les villes encourage l’opposition entre développement économique par des entrées d’argent dans les fonds publics et sauvegarde du patrimoine. Or, les deux devraient aller de pair au bénéfice de la collectivité. Intégré à une vision partagée de l’aménagement du territoire, l’arrimage de la densification, du développement économique et de la préservation du patrimoine serait plus facilement réalisable.

 

Pour assurer un encadrement adéquat de ces différents outils de gestion et, par la même occasion, faire place à une action innovante et durable, les professionnels détenant la connaissance du territoire et disposant des compétences requises pour sa planification devraient être valorisés, posséder une expertise dans le domaine du patrimoine ou avoir accès à des ressources qualifiées les aidant à mieux agir. Il faut aussi que les élus, nos décideurs en matière d’aménagement du territoire, leur accordent une importance dans ce processus.

Pour une approche intégrée

La gestion, la protection et la valorisation du patrimoine bâti et des paysages culturels québécois doivent être envisagées dans une perspective intégrée d’aménagement du territoire.

 

Pour ce faire, le Québec doit se doter d’une vision claire et cohérente en matière de patrimoine, et cette vision doit être à la base même de toutes les actions qui seront entreprises. Le discours véhiculé sur le patrimoine doit mettre davantage l’accent sur la valeur sociale et économique de ce dernier et sur son rôle dans la revitalisation et le repositionnement des villes et des régions.

 

Ainsi, la protection et la valorisation doivent être présentées comme une option économiquement viable et bénéfique sur le plan du développement durable, en plus de s’inscrire dans une gestion proactive où les rôles et les responsabilités de chaque acteur concerné permettront une mise en valeur plus efficiente du territoire et de notre patrimoine.

 

À la suite de la réflexion sur ces enjeux, Action patrimoine a formulé sept recommandations à l’intention du gouvernement. Ces dernières sont énoncées dans son mémoire, qui sera présenté lors des consultations publiques sur la révision de la politique culturelle du Québec. Ces consultations ont lieu un peu partout dans la province jusqu’au 29 août.

Émilie Vézina-Doré, directrice générale d’Action patrimoine, Isabelle Laterreur, urbaniste, Christophe-Hubert Joncas, aménagiste, et Alexandre Laprise, architecte, se sont prêtés à cet exercice de synthèse dans le cadre de la chronique Point de mire.

Le contenu des avis relève du comité Avis et prises de position (APP) qui a pour mandat de sensibiliser le plus grand nombre à la préservation du patrimoine bâti et des paysages culturels. 

Composé d’au moins cinq professionnels (urbanisme, architecture, histoire et patrimoine, pour plusieurs membres du conseil d’administration), ce comité se réunit à chaque mois. Les dossiers priorisés ont soit valeur d’exemple soit découlent d’une situation faisant craindre une perte imminente.

Par souci de transparence, nous publions les avis et prises de position sur ce site web quelques jours seulement après l’envoi au destinataire.