Témoins modernes : défier la fatalité

Émilie Vézina-Doré, directrice générale d’Action patrimoine, et Alexandre Laprise, architecte, ont rédigé cette prise de position pour la chronique Point de mire du numéro Printemps 2016 du Magazine Continuité.

Un exemple parmi d’autres

En janvier dernier, Action patrimoine envoyait une lettre à la ministre de la Culture et des Communications du Québec, Mme Hélène David, lui demandant de rapidement se pencher sur la question du classement de l’église Saint-Gérard-Majella. Ce que le ministère fait actuellement. Situé à Saint-Jean-sur-Richelieu, ce lieu de culte conçu par l’architecte Guy Desbarats est considéré comme une œuvre exceptionnelle du patrimoine religieux moderne du Québec. Il est présentement menacé de démolition pour faire place à un ensemble domiciliaire. Son classement pourrait prévenir un tel sort. Selon le promoteur immobilier qui a acheté le bâtiment, « il y a beaucoup d’églises pas mal plus belles que celle-là ». D’après le conseiller municipal, le projet de remplacement est intéressant pour la Ville, car on parle d’un immeuble de qualité : ce dernier comprendra des stationnements souterrains et des ascenseurs…

Les menaces pesant sur Saint-Gérard-Majella ne sont malheureusement pas les seules du genre au Québec. Pensons simplement aux églises Notre-Dame-de-Fatima à Saguenay (que l’on projette de remplacer par une œuvre commémorative) et Sainte-Maria-Goretti à Québec. Dans ce second cas, le promoteur justifie la demande de démolition par ces quelques mots : « C’est bien plus laid avec ce qu’il y a là », en pointant l’église qu’il a lui-même laissée à l’abandon une fois son acquisition faite. Là encore, on promet des immeubles en copropriété en guise de remplacement.

Les défis liés au patrimoine religieux sont connus au Québec. Toutefois, force est de constater que les églises de l’époque moderne font face à un écueil supplémentaire : elles sont mal-aimées. On les trouve laides ; on préfère de loin leurs consœurs plus anciennes, qui auraient apparemment plus de « valeur ». Pourtant, plusieurs églises modernes ont une valeur patrimoniale remarquable, comme le démontrent le Répertoire du patrimoine culturel du Québec ou encore l’inventaire des lieux de culte du Conseil du patrimoine religieux du Québec. Elles sont, pour la grande majorité, des œuvres architecturales d’exception. Seulement, promoteurs, élus et citoyens semblent peu outillés pour les apprécier adéquatement.

Les églises modernes sont un apport majeur à l’architecture québécoise. Elles nous renseignent sur une époque riche en transformations au Québec, tant sur le plan religieux et architectural que de la société en général, qui est alors en mutation. Leur architecture est exceptionnelle et monumentale. Ces édifices recèlent plusieurs prouesses techniques et un langage architectural sculptural souvent unique. Leur implantation, majoritairement en plein cœur des banlieues d’après-guerre, témoigne d’une époque de transition où les noyaux paroissiaux prennent encore une certaine place dans l’organisation de la société, mais où des gestes simples d’aménagement des parcelles accueillant les nouvelles églises distinguent le profane du sacré.

Que dirons-nous dans quelques décennies, lorsque tous ces témoins auront disparu ? Quand tout un pan de notre histoire collective aura été démoli et remplacé par des copropriétés de piètre qualité et des résidences pour aînés construites à la hâte et en trop grande quantité ? Louangerons-nous toujours leurs ascenseurs et stationnements souterrains ? Il ne s’agit pourtant pas d’une fatalité. Mentionnons seulement l’église Saint-Mathias-Apôtre de Montréal, recyclée en restaurant-entreprise d’insertion et d’économie sociale (le Chic Resto Pop), l’église Saint-Denys-du-Plateau à Québec, transformée en bibliothèque municipale largement appréciée de la population (la Bibliothèque Monique-Corriveau), l’église Notre-Dame-de-La-Baie, reconvertie en salon funéraire, ou encore l’église Sainte-Germaine-Cousin, récemment intégrée dans un projet immobilier de Montréal.

Tous ces cas démontrent qu’il est possible et même avantageux de tirer profit de l’architecture de ces constructions uniques. Le patrimoine religieux moderne est majoritairement menacé par des pressions liées au développement urbain des milieux où sont implantées les églises. Or, comment évaluer collectivement la pertinence d’une démolition annoncée sans être bien outillé pour à la fois juger convenablement de la qualité du patrimoine menacé et de la qualité architecturale du projet de remplacement ? Car il est là le véritable enjeu, double : le manque de connaissances et d’appréciation de ce type de patrimoine unique et la vraie valeur des projets de remplacement qui le menacent.

Le ministère de la Culture et des Communications a récemment annoncé l’inclusion des églises construites entre 1945 et 1975 et dont la valeur est jugée exceptionnelle à son programme d’aide financière à la rénovation des lieux de culte. C’est certainement un pas dans la bonne direction pour la préservation des églises modernes. Par ailleurs, les succès de recyclage, de préservation et d’intégration des églises modernes cités précédemment ont quelques leçons à nous apprendre.

Valoriser les opinions d’experts

Architectes, designers urbains, aménagistes, spécialistes en patrimoine, historiens et autres experts nous renseignent sur la valeur du bâtiment patrimonial, mais aussi sur l’importance qu’il peut prendre pour le milieu. Cette valorisation aide à sortir du discours subjectif du beau et du laid, qui ne contribue en rien au débat de fond. Nous ne pourrions passer sous le silence l’importance des évaluations patrimoniales dans le processus décisionnel de conservation, mais surtout celle de leur diffusion. Payées à même les fonds publics, les études se doivent d’être connues et diffusées auprès de la population et des habitants des secteurs concernés. Malheureusement, certains cas démontrent un message « contrôlé » par des acteurs au dossier qui font volontairement omission des conclusions et recommandations d’études patrimoniales. Comme le disait Voltaire, « on ne peut désirer ce qu’on ne connaît pas ».

Se donner du temps

Il faut donner la chance aux architectes, promoteurs et autres professionnels du milieu d’évaluer les options possibles pour récupérer le bâtiment. Cette étape demande un temps d’arrêt crucial et un travail en synergie pendant lequel l’entretien minimal de l’édifice doit être assuré. Trop souvent, on semble préférer faire table rase du passé et recommencer sur un terrain « vierge » pour y construire du neuf. C’est certainement plus facile, probablement moins risqué. Toutefois, nous devrions collectivement exiger davantage pour nos milieux de vie, en respectant certaines balises, afin de conserver notre histoire et notre identité. Le pastiche ou la récupération de petits éléments de décor intérieur ou de volumétrie extérieure réintégrés dans un bâtiment neuf sont rarement des solutions valables de protection du patrimoine, malgré ce que certains promoteurs et pouvoirs municipaux semblent croire.

Transcender la question de la protection patrimoniale

La protection patrimoniale par des mesures légales telles que le classement ou la citation municipale a ses limites. Tous les bâtiments ne peuvent obtenir ce genre de protection. Leur intérêt historique, patrimonial et urbain n’en est pourtant pas moins important. Les bâtiments sans protection légale méritent-ils tous de passer sous les pics des démolisseurs sans aucune réflexion préalable ? Par ailleurs, l’exemple de l’église Notre-Dame-de-Fatima à Saguenay, initialement citée par la Municipalité, démontre que dans sa forme actuelle, ce statut de protection n’offre malheureusement pas toutes les garanties nécessaires.

Projet de remplacement

Advenant que la démolition soit inéluctable, la question du projet de remplacement est primordiale. Sans conteste, un projet devrait toujours être de meilleure qualité architecturale que ce qu’il remplace et représenter une plus-value pour la communauté où il s’installe, afin de justifier la destruction d’un bâtiment existant. Ce projet doit donc être connu avant l’autorisation de toute démolition. Les églises modernes ne font pas exception à cette règle simple. Les opinions d’experts en patrimoine et en architecture sauront encore aider à faire la lumière sur la véritable qualité des projets de remplacement par rapport à celle du bâtiment à démolir. Attention, le promoteur immobilier seul (ni même la Municipalité) ne peut jouer ce rôle, car il est juge et partie. La population mérite également d’être consultée, afin qu’on obtienne ses réactions et opinions. Encore faut-il s’assurer que cette dernière possède toutes les informations pertinentes pour bien s’exprimer.

L’exemple des églises modernes illustre l’importance de renforcer la culture architecturale au Québec, et ce, tant pour leur conservation que pour ce qui suivra. La création architecturale d’aujourd’hui sera le patrimoine de demain ; pour l’heure, nous restons sur notre appétit. Des organisations telles que l’Ordre des architectes du Québec ont certainement intérêt à y voir, tout comme le gouvernement du Québec. Le cas de Saint-Gérard-Majella montre qu’il y a du chemin à parcourir pour contrer la banalisation de nos milieux de vie et de nos paysages urbains. Car jamais un ascenseur, un stationnement souterrain ou encore un pâle monument commémoratif ne pourront remplacer la perte d’œuvres architecturales de qualité.

Le contenu des avis relève du comité Avis et prises de position (APP) qui a pour mandat de sensibiliser le plus grand nombre à la préservation du patrimoine bâti et des paysages culturels. 

Composé d’au moins cinq professionnels (urbanisme, architecture, histoire et patrimoine, pour plusieurs membres du conseil d’administration), ce comité se réunit à chaque mois. Les dossiers priorisés ont soit valeur d’exemple soit découlent d’une situation faisant craindre une perte imminente.

Par souci de transparence, nous publions les avis et prises de position sur ce site web quelques jours seulement après l’envoi au destinataire.