On observe actuellement des situations qui mettent à mal le patrimoine local, plus particulièrement des biens qui ont été cités par leur municipalité et qui refont l’actualité parce que les élus décident d’abroger la citation et d’autoriser la démolition. Des cas isolés ? Espérons-le. Tout de même, ces cas préoccupants soulèvent de nombreuses questions et montrent que la connaissance de la portée de ce statut juridique est lacunaire chez un grand nombre d’intervenants.
La citation. Désinvolture et dérapages
Prise de position parue dans le Point de mire du numéro d'hiver 2016 du Magazine Continuité
Protéger par des statuts juridiques
À partir de 1986, la Loi sur les biens culturels octroie aux municipalités des pouvoirs leur permettant de sauvegarder le patrimoine bâti et paysager de leur territoire en attribuant à un bien ou à un site un statut de protection. En l’occurrence, la citation.
Quoique l’usage de la citation ait été hésitant et lent dans les années 1980, on a observé une croissance du nombre de biens cités à partir des années 1990 partout au Québec. Dès lors, les municipalités y ont vu un moyen de gérer les questions patrimoniales sur leur territoire avec d’autres outils que ceux de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme. Du même coup, elles étaient à même de répondre aux attentes des citoyens, toujours plus élevées en la matière.
La Loi sur le patrimoine culturel, entrée en vigueur en 2012, a été l’occasion pour le gouvernement québécois de renouveler sa confiance envers les municipalités. Elle reconnaissait que les municipalités sont des acteurs de premier plan dans la protection du patrimoine immobilier reflétant l’évolution de leur milieu.
Le classement d’un immeuble patrimonial ou d’un site du patrimoine est quant à lui le fait du ministre de la Culture et des Communications, ces statuts juridiques étant réservés aux biens ayant une valeur et une portée nationale. Tous les biens qui possèdent un statut juridique au Québec sont consignés, décrits et référencés dans le Répertoire des biens culturels du Québec.
Le sens de la citation
Citer un bien patrimonial signifie lui octroyer une marque d’importance parce qu’il porte en partie l’identité d’un milieu. La citation permet d’offrir un legs aux générations futures. Porteuse de sens, elle s’inscrit forcément dans la durée et dans le développement durable d’une municipalité. De ce geste découlent des responsabilités pour les municipalités, les propriétaires et les citoyens. La première étant de faire en sorte que le bien soit entretenu dans le respect de son intégrité.
La citation, loin d’être un geste anodin
Les biens qui font l’objet de cette protection ont d’abord été ciblés dans les inventaires, le schéma d’aménagement et d’autres études du milieu. La citation reflète la valeur que leur accorde la population et sa volonté d’en assurer la pérennité.
Comme la citation inscrit le bien dans la durée, le processus nécessite un consensus du milieu. L’intention de la municipalité est officialisée par un avis de motion. Les propriétaires des biens et les citoyens sont consultés lors de séances de consultation. De même, le comité consultatif d’urbanisme ou encore le conseil local du patrimoine, là où ils existent, sont invités à formuler leur avis avant que la décision ne soit officialisée par règlement municipal.
Pour les propriétaires des biens concernés, des obligations importantes viennent avec la citation et celles-ci sont inscrites dans l’acte notarié. Ainsi, les propriétaires subséquents ont toujours les mêmes obligations de protection, d’entretien et de sauvegarde à long terme du patrimoine ayant un statut juridique.
Les principales menaces
Au cours des dernières années, Action patrimoine a constaté que certaines menaces pèsent de façon récurrente sur les biens cités. Ces menaces souvent observées sont les suivantes :
• la négligence et le manque d’entretien du bien de la part du propriétaire ;
• le manque d’expertise adéquate dans le milieu concerné (peu de compétences en patrimoine dans les comités consultatifs d’urbanisme, absence de conseil local du patrimoine, absence de recours à des expertises professionnelles externes) ;
• l’autorisation de projets incompatibles avec le bien protégé dans son environnement immédiat, provoquant une perte de sens ;
• la désolidarisation des élus par rapport à des décisions antérieures à leur mandat ;
• des citoyens mal outillés qui ont peu de poids dans les prises de décision ;
• les limites des outils réglementaires en vigueur ou le non-recours à ceux existants (amendes, injonction, expropriation).
Trois cas malheureux
Dégradation de l’église Notre-Dame-du-Sacré-Cœur (Issoudun)
En octobre 2015, Action patrimoine prenait connaissance d’une annonce de mise en vente de l’église Notre-Dame-du-Sacré-Cœur à Issoudun. La Fabrique l’avait mise en vente pour la modique somme de 50 000 $. L’agent immobilier l’annonçait comme un bâtiment commercial pour vente rapide!
Pourtant, le bâtiment religieux possède le statut de bien cité depuis 2010 et est inscrit au Répertoire du patrimoine culturel du Québec. Cette citation confirme l’intérêt historique de l’immeuble ainsi que la volonté de la Municipalité d’Issoudun et des citoyens de le protéger à long terme. Construite en 1910-1911 et faisant partie d’un ensemble institutionnel (presbytère, cimetière, école, hôtel de ville) au cœur de la municipalité, cette église est un témoin intéressant du courant architectural éclectique du début de XXe siècle.
Pourtant, cinq ans après l’obtention de ce statut juridique, l’église est victime d’un manque d’entretien criant et d’une désinvolture certaine quant à l’intégrité de son enveloppe : les flèches des clochers ont été descendues et reposent au sol à proximité du bâtiment religieux. Le propriétaire, en l’occurrence la Fabrique, n’a pas respecté les obligations que lui confère la Loi sur le patrimoine culturel pour un bien cité, mettant en péril la survie même du bâtiment et, qui plus est, laissant peu de possibilités à la Municipalité, qui se serait montrée intéressée par une église en meilleur état selon un entretien récent avec la mairesse.
On assiste ici à une « vente de feu » de la part de la Fabrique et du Diocèse de Québec, puisque l’évêque possède ultimement, grâce à la Loi sur les fabriques, tous les droits sur les biens religieux de son territoire. Une liquidation qui se déroule sans égard pour les citoyens d’Issoudun ni pour leur volonté affirmée de protéger leur patrimoine.
Démolition annoncée de l’église Notre-Dame-de-Fatima (Saguenay)
En 2015, on a ouvert la porte à la démolition de l’un des joyaux du patrimoine religieux moderne au Québec : l’église Notre-Dame-de-Fatima à Saguenay.Un promoteur se présente avec un projet immobilier de quelques millions de dollars. La Municipalité octroie un permis de construction à l’intérieur d’un site qu’elle a pourtant désigné comme site du patrimoine en 2006. Les revenus de taxes sont probablement alléchants. L’église est cernée par un projet immobilier qui ne concourt pas à la mettre en valeur. Elle devient donc rapidement encombrante pour le promoteur, qui avait affirmé vouloir la recycler en copropriétés.
Pourtant, l’expérience démontre qu’il s’agit d’une solution de recyclage désastreuse pour toutes les églises. Le promoteur fait une première demande de démolition de l’église en 2012-2013. Elle lui est refusée. Il n’assure pas l’entretien minimum de l’église, qui forcément se dégrade. En 2014, on décrète qu’elle est en si mauvais état que le seul choix possible est de la démolir. Le comité consultatif d’urbanisme recommande à la Municipalité la « décitation » en octobre 2014. La Municipalité enclenche le processus : on abroge la citation en mars 2015, rendant possible la démolition. Ce qu’avalisent les élus, invoquant l’impossibilité de faire mieux. Le promoteur a maintenant le champ libre pour réaliser un projet d’une plus grande envergure.
On efface un bien culturel témoin privilégié du patrimoine moderne des années 1960 pour faire place à un ensemble immobilier des plus banals, qui aurait fort bien pu être implanté ailleurs dans la municipalité. Qui sont les gagnants et qui sont les perdants dans cette suite de décisions navrantes?
La maison Benoît partie en fumée (Deschambault-Grondines)
À l’hiver 2014, un incendie ravage la maison Benoît sise au 134, chemin du Roy à Deschambault-Grondines. Cette maison qui datait du Régime français venait de faire l’objet d’une étude de la firme Patri-Arch qui en démontrait toute la valeur et l’importance, à la demande de la Municipalité, qui avait l’intention de la citer. Le rapport de Patri-Arch signale ceci : « Avec ses 300 ans d’âge environ, la maison Benoît est parmi les plus anciennes constructions encore debout de Deschambault-Grondines et de la région. Cela lui confère une excellente valeur d’ancienneté. »
Dans son avis de motion, la Municipalité énonce les motifs suivants pour citer le bâtiment : ses qualités architecturales intrinsèques, sa représentativité au regard de l’architecture d’inspiration française dans le territoire de Deschambault-Grondines, son implantation dans le paysage qui témoigne du début du peuplement de la seigneurie d’Eschambault et enfin le fait que la maison fut la résidence de Paul Benoît, le premier maire de la municipalité.
La maison Benoît, ni chauffée ni électrifiée, était laissée à l’abandon par son propriétaire, qui souhaitait la démolir pour construire un nouveau bâtiment. Il avait demandé un permis de démolition à la Municipalité, qui le lui avait refusé.
Depuis, constatant la fragilité de ce patrimoine unique, la Municipalité de Deschambault-Grondines a décidé d’enclencher le processus de citation de tous les bâtiments datant du XVIIIe siècle sur son territoire. Une composante essentielle de son identité.
Pourquoi ces dérapages ?
Il appert que dans ces cas récents comme dans des cas antérieurs (le couvent Saint-Isidore à Montréal, cité en 1990 et démoli en 1996 ; l’hôtel Chez-Henri à Gatineau, cité en 2002 et démoli en 2009) ; l’auberge Grand-Mère à Shawinigan, citée en 2008 et démolie en 2010), l’évocation du manque d’entretien par le propriétaire et de sa dégradation irrémédiable ou le développement du secteur immédiat ont provoqué la révocation de la mesure de protection au détriment du patrimoine local, effaçant du coup les efforts du milieu pour préserver des éléments contribuant au maintien de son identité propre.
Si le geste initial s’inscrit dans la longue durée, alors pourquoi certaines municipalités décident-elles d’abroger le règlement de citation quelques années seulement après son adoption ? Opportunisme ou manque de perspective à long terme ? Manque de connaissances, de formation et de sensibilité ? Changements des membres des conseils municipaux et des conseils consultatifs d’urbanisme qui entraînent une méconnaissance des fondements qui ont mené à la citation en question ? Manque d’intégration des implications des citations dans la réglementation municipale ?
Objectif : protéger la qualité de nos milieux anciens
Tous les cas évoqués mettent en lumière des enjeux de protection, de transmission, d’appropriation collective et enfin de respect de la loi par les propriétaires et les autorités concernés. Action patrimoine a toujours soutenu que les municipalités sont des acteurs de premier plan dans la gestion de leur patrimoine et de leur aménagement urbain. Elles doivent toutefois disposer des ressources qu’il faut pour se doter des connaissances et des expertises nécessaires pour remplir adéquatement ce mandat exigeant. L’abrogation de la citation devrait relever d’un processus bien balisé recourant à des expertises externes, pour éviter des erreurs néfastes pour la collectivité.
Il ne faudrait pas ajouter à la difficulté de protéger notre patrimoine collectif en ne considérant pas les possibles situations de conflits d’intérêts en développement et en protection du patrimoine lorsqu’un seul palier de gouvernement, ici les municipalités, est juge et partie. Il faudra donc que les municipalités valorisent davantage la citation comme outil de protection, et reconnaissent leur rôle de vigilance comme essentiel à la pérennité de ce patrimoine. Mais il faudra qu’elles aient les moyens d’assurer cette sauvegarde, sans quoi nous serons toujours placés devant le même problème.
Louise Mercier
Présidente d’Action patrimoine